PETITE COLLECTION " SCRIPTA BREVIA
STENDHAL
Pensées
et
Impressions
CHOISIES
Précédées ci' mie introduction
PAR
JULES BERTAUT
PARIS
BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D'ÉDITION
E. SAN SOT et C"
53, Rue St-Andrë-des-Arts, 53
190S
PENSEES
ET
IMPRESSIONS
P'P
PETITE COLLECTION SCRIPTA BREVIA
STENDHAL
Pensées
et
Impressions
Choisies et précédées d'une introduction
PAR
JULES BERTAUT
PARIS
BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE d'ÉDITION
E. S AN SOT et C
53, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 53
1905
INTRODUCTION
Voici un petit flacon d'essence beyliste
où l'on s'est efforcé (renfermer les princi-
pales idées chères à Stendhal ainsi que
les leii-motivs favoris avec lesquels s'ac-
cordait le mieux sa sensibilité. Et ce
serait, à coup sûr, un projet des plus
impertinents si tout le monde ne connais-
sait d'avance la limite exacte de ces
sortes d'entreprises : chacun sait que,
quelque vaste et varié que soit un esprit,
il est toujours possible de l'emprisonner
en cent pages, mais l'on devine aussi ce
qu'un lecteur de bonne foi doit surtout
chercher dans ces cent pages, bien moins
une sèche compilation incapable d'in-
citer son sens critique ou de justifier son
6 PENSÉES
admiration qu'un motif de rêve ou d'ana-
lyse, qu'un rappel des anciens développe-
ments d'un auteur de chevet, qu'un point
de départ pour des discussions futures.
D'aucuns ont même voulu en faire un
tremplin pour des exercices plus graves
encore, et, pa^mii eux, s'est rangé Sten-
dhal lorsqu'il a écrit quelque part :
« J'aime beaucoup les recueils de pensées
morales, même médiocres ; elles me font
faire une espèce d'examen de conscience. »
La différence, c'est que les pensées mora-
les n'ont ici rien de médiocre puisqu'elles
sont signées Henri Beyle, et, qu'au de-
meurant, ce sont bien moins des < pen-
sées morales » que des impressions toutes
personnelles, des notations d'une sensibi-
lité aigiie qui cherchait surtout d^ satis-
faire sa passion de curiosité sans vouloir
la traduire en maximes affiliées à un
système de morale ou de philosophie.
La pensée de Stendhal a ceci de parti-
culier, en effet, qu'elle demeure toujours,
même lorsqu'elle tend à l'objectivité, l'ex-
pression d'un sentiment tout personnel,
né la plupart du temps d'une simple
IMPRESSIONS
sensation. Si l'on excepte les années de
début où Beyle s'est trouvé presque
entièrement sous la domination d'une
certaine école de philosophes, on peut
dire que, pendant tout le reste de son
existence, il a bien moins pensé par son
cerveau que par ses sens. Et c'est bien là,
semble-t-il, qu'il faut voir l'originalité
même de ces impressions. Elles sont
moins des états de la inentalité que des
états de la sensibilité, et, s'il arrive par-
fois que quelques-unes sont nées à la
limite des deux influences, il sera facile
d'apercevoir qu'au fond elles sont surtout
ordonnées par les facultés sensibles de
leur auteur.
Cette sensibilité si riche et si profonde,
dont il souffrait si fort, à vingt ans, de
ne pouvoir traduire toutes les manifesta-
tions, c'est elle qui fait proprement le
charme et la valeur de certaines de ces
impressions. Cest parce que nous savons
qu'elles ont été ressenties telles quelles,
que nous connaissons l'horreur de Beyle
pour /'affecté, son amour pour le natu-
rel, cet amour qui a fait dire à Barbey
PENSEES
d'Aurevilly qu' « il aimait le naturel
comme certains empereurs romains ai-
maient l'impossible, » que nous les goû-
tons vraiment dans leur amplitude, les
sachant vraies de toute vérité, quelles
que soient leur outrance ou leur bizar-
rerie.
Cette outrance, n'est-ce point, du reste,
l'effort constant de sa nature agitée,
débordante, toujours frémissante au pre-
mier choc, toujours prête à amplifier la
sensation, ne sachant contenir ni son
enthousiasme ni ses haines, les portant
brusquement au paroxysme, leur don-
nant même des apparences de paradoxe
dans la joie de les avoir découvertes et
dans l'enthousiasme un peu naïf à les
afficher ?.„
Et quant à la bizarrerie qui toujours
le hanta et dont on trouvera des exem-
ples dans les impressions et maximes
morales de ce petit livre, je tiens qu'il
faut y voir une des multiples manifesta-
tions de cette horreur du bourgeois qui,
plus tard, devait affecter si profondé-
ment Flaubert et qui, parfois, secouait
IMPRESSIONS
tout entier Stendhal comme elle secouera
Baudelaire. Constatons aussi que sa
personnaliié était capricieuse et instable^
son humeur déséquilibrée, qu'il ne conser-
vait jamais en face du spectacle humain
r impassibilité, qu'il était en toutes choses
passionné, partant injuste, prompt à
l'enthousiasme comme au dénigrement^
au mensonge comme à la loyauté.
Cette humeur un peu inquiète donne à
certaines de ses pensées une apparence de
contradiction qui déroute celui qui ne
connaît pas Vesprit bizarre et imprévu
de Stendhal. Mais 71' est-ce point la ran-
çon de qui est plus asservi à ses sens qu'à
sa raison ? Et ce manque d'harmonie
n'est-il point aussi la cause d'un manque
de diversité ? Parcourez les opinions de
Henri Beyle sur l'amour, sur les femmes,
sur l'homme, sur lltalie, siir ses compa-
triotes, vous apercevrez qu'elles ne sont
que des paraphrases ingénieuses d'une ou
deux idées qui reparaissent à satiété sous
mille formes différentes. C'est que ces
idées sont essentiellement des nuances de
sentiments qu' affectionne surtout Sten-
10 PENSÉES
dhal^ qui font corps avec lui, qu'il n'a
peut-être même jamais discutées et qu'il
reflète inconsciemment sur tous les sujets
qu'il aborde. Le véritable psychologue
aurait honte de laisser deviner quelque
chose de sa propre personne à travers
des observations qu'il voudrait surtout
scientifiques, c'est-à-dire objectives. Sten-
dhal, au contraire, en observant choses
et gens, fait toujours beaucoup plus le
tour de lui-même qu'il ne fait le tour des
hommes ou des événements. Et comme sa
personnalité n'est pas diversifiée à Vin-
fini, il arrive que l'on a tôt fait de la
connaître dans tousses ressorts.
Ne croyez point, cependant, qu'il doive
en résulter pour le lecteui quelque mono-
tonie. Rien d'aussi constamment amu-
sant, au contraire, que la pensée de
Beyle, d'abord parce que toujours sincère,
étant toujours vraie, puis surtout parce
que de premier jet. Nulle tartufferie
d'âme qui cherche à se voiler, nul détour
hypocrite pour ne pas nous choquer,
nulle pudeur à dissimuler ses marottes
ou à éteindre ses vices. L'affreux pédan-
IMPRESSIONS il
tisme lui est inconnu, et, s'il est contraint,
parfois, d'employer un ton dogmatique
pour exprimer certaines vérités morales,
son ingéniosité parvient toujours à éviter
le ion grave. Il est malicieux toujours, et,
s'il est aussi amusant, c'est qu'il est lui-
même très amusé. La vie lui apparaît
comme un spectacle infiniment curieux à
travers lequel il passe et repasse, ne se
lassant point d'en examiner et d'en redire
les mille aspects, ne se lassant ni de voir
ni de sentir, nous communiquant à nous-
même sa curiosité trépidante et aigiie.
Et vous apercevez qu'en fin de compte
ce qui noiis charme le plus, ce sont moins
les vérités morales qu'il énonce, que la
forme même, le ton avec lequel il les
énonce. Ce sera toujours le propre des
esprits comme le sien qui se livi^ent tout
entiers dans leurs moindres écrits de
dominer leur œuvre de toute leur propre
personne. Inconsciemment nous les cher-
chons derrière leurs personnages comme
nous les guettons derrière leurs apho-
rismes. Et si nous aimons parfois ces
personnages à la folie, si nous goûtons
12 PENSÉES
fortement ces aphorismes malgré leur
bizarrerie ou leu*^ outrance, c'est qu'ils
sont surtout un reflet de l'auteur, c'est
que nous retrouvons en eux ses manies et
ses passions et sa saveur et jusqu'à ses
défauts. Nous comprenons qu'on a plu-
tôt voulu nous donner un document
sensible qu'un document intellectuel, et
comme nous louons la sensibilité vivante
et frémissante de s'être substituée à la
froide et impersonnelle raison !
Voilà pourquoi ce petit recueil de pen-
sées morales est surtout un recueil de
pensées de Beyle et voilà pourquoi aussi,
V on ne sera probablement pas tenté, après
l'avoir parcouru, de faire cette « espèce
d'examen de conscience, » dont parlait
Stendhal : tout au plus y pourrait-on
faire l'examen de sa conscience !
Enfin, j'espère que son souvenir, si on
l'y retrouve assez, fera oublier ce que les
fleurs de cet herbier ont d'un peu sec et
de fané détachées des champs où elles furent
cueillies, et fera même pardonner de les
avoir cueillies...
Jules Bertaut.
PENSEES
ET
IMPRESSIONS
L'ÉGOTISTE
Qu'ai-je été ? Que suis-je ? En vérité
je serais bien embarrassé de le dire.
J'aimerais mieux être un Arabe du
cinquième siècle qu'un français du dix-
neuvième.
11 faut sentir et non savoir.
Je crois que la rêverie a été ce que
j'ai préféré à tout, même à passer pour
homme d'esprit.
16 PENSÉES
Un salon de huit ou dix personnes
dont toutes les femmes ont eu des
amants, où la conversation est gaie,
ajiecdolique et où l'on prend du punch
léger à minuit et demi est l'endroit du
monde où je me trouve le mieux.
L'amour a toujours été pour moi la
plus grande des affaires ou plutôt la
seule.
Il faut être très défiant, le commun
des hommes le mérite, mais bien se
garder de laisser apercevoir sa méfiance.
J'aime le peuple, je déteste les op-
presseurs, mais ce serait pour moi un
supplice de tous les instants que de
vivre avec le peuple.
Le ciel m'a donné le talent de me faire
bien venir des paysans.
IMPRESSIONS 17
La conversation du vrai bourgeois
sur les hommes et la vie, qui n'est
qu'une collection de détails laids, me
jette dans un spleen profond quand je
suis forcé par quelque convenance de
l'entendre un peu longtemps.
Le bonheur pour moi, c'est de ne
commander à personne et de n'être pas
commandé.
Il n'y a que deux moyens d'échapper
à l'ennui quand on n'agit pas, ou un
homme d'esprit dont la conversation
vous amuse, ou un livre qui plaise.
Le sourire, lorsqu'on sent qu'on est
supérieur à ce qu'on vous croit.
Je sens que dans les choses de ia vie
où je sens ma force, je suis disposé à ne
point prendre de parti d'avance. Je suis
sur que dans la circonstance je ferai ce
18 PENSÉES
qu'il y aura de mieux. Je suis d'avis que
c'est là le caractère de la force, parce
que, dans les choses où je suis faible,
je u'ai jamais assez de résolutions
d'avance... Je suis donc d'avis que le
caractère de la force est de se f.... de
tout et d'aller en avant.
Le grand mal de la vie, pour moi,
c'est l'ennui.
Le bonheur est d'aimer bien plus que
d'être aimé.
Il faut jouir de soi-même dans la
solitude, et, à l'égard de ses amis, ne
dévoiler ses pensées qu'à mesure de
l'esprit qu'on leur trouve, autrement
on court le danger de leur paraître
supérieur; de ce moment, on est perdu.
On ne se met à son aise qu'avec ceux
qui se hasardent avec nous, qui donnent
prise sur eux.
IMPRESSIONS 19
En nous ôtant les périls de tous les
jours, les bons gendarmes nous ôtent la
moitié de notre valeur réelle. Dès que
l'homme échappe au dur empire des
besoins, dés qu'une erreur n'est plus
punie de mort, il perd la faculté de
raisonner juste et surtout celle de vou-
loir.
Il y a longtemps qu'on ne fait plus de
gestes, et qu'il n'y a plus de naturel
dans la bonne compagnie.
J'aime les beaux paysages : ils font
quelquefois sur mon âme le même effet
qu'un archet bien manié sur un violon
sonore, ils créent des sensations folles,
ils augmentent ma joie et rendent le
malheur plus supportable.
Malheureuse vanité qui fait qu'en
voulant plaire, je plais moins !
J'aime de passion les Espagnols ; c'est
le seul peup'e aujourd'hui qui ose faire
20 PENSÉES
ce qui lui plaît, sans songer aux spec-
tateurs.
Les convenances faisant des progrés
terribles en Europe et les habitudes
sociales devenant de plus en plus inso-
ciables, il faut que, sous prétexte de
prendre des eaux, il s'établisse dans
tous les coins de l'Europe des lieux de
franchise où, pendant deux mois. Ton
puisse rire de tout sans se déshonorer.
Parmi les agréments de la vie, ceux-
là seulement dont on jouissait à vingt-
cinq ans sont en possession de plaire
toujours.
C'est une fatalité : le mangue de
physionomie semble s'attacher à tout ce
qui est moderne ; tout nous précipite,
comme à l'envi, dans le genre ennuyeux.
Dans les autres, nous ne pouvons
estimer que nous-mêmes,
91
IMPRESSIONS ^
J'aime mieux un ennemi qu'un en-
nuyeux.
Quelle belle chose que les Mémoires
d'un homme non-dupe et qui a entrevu
les choses ! C'est, je crois, le seul genre
d'ouvrages que l'on lira en 1850.
Mes bêtes d'aversion, ce sont le vul-
gaire et Vaffecté.
Quand je suis arrêté par des voleurs
ou qu'on me tire des coups de fusil, je
rue sens une grande colère contre le
gouvernement et le curé de l'endroit.
Quant au voleur, il me plaît s'il est
énergique, car il m'amuse.
L'esprit doit être de cinq ou six degrés
au-dessus des idées qui forment l'in-
telligence d'un public. S'il est de huit
degrés au-dessus, il fait mal à la tête a
ce public.
22 PENSÉES
Le bonheur ne serait-il point de faire
semblant de faire par passion ce que
Ton fait par intérêt ?
Je conviens des désavantages de la
France : il me semble que je défendrais
avec colère ma patrie attaquée par
l'étranger ; mais, du reste, j'aime mieux
l'homme d'esprit de Grenade ou de
Kœnisberg que l'homme d'esprit de
Paris. Celui-ci, je le sais toujours un
peu par cœur. Vimprévu, le divin
imprévu peut se trouver chez l'autre.
Comme j'ai passé quinze ans à Paris,
ce qui m'est le plus indifférent au
monde, c'est une jolie femme française.
Et souvent mon aversion pour Vaffecté
et le vulgaire m'entraînent au-delà de
l'indifférence.
La première qualité, pour moi, dans
tout ce qui est noir sur blanc, est de
pouvoir dire avec Boileau :
El mon vers, bica ou mal, dit toujours quelque chose.
IMPRESSIONS 23
Je ne suis pas mouton, ce qui fait que
je ne suis rien.
Pour connaître l'homme, il suffit de
l'étudier soi-même ; pour connaître les
hommes, il faut les pratiquer. Je connais
très peu les hommes, mes études ont
été sur Vhomine,
La perfection de la civilisation serait
de combiner tous les plaisirs délicats
du xixe siècle avec la présence plus
fréquente du danger.
On m'estime, mais on ne m'aime pas.
Je ne suis irrité que par deux choses :
le manque de liberté et le papisme que
je crois la source de tous les crimes.
Je juge de la moralité politique d'un
homme par son plus ou moins de haine
pour l'instruction.
24 PENSÉES
Quelle duperie de parler de ce qu'on
aime ! Que peut-on gagner ? Le plaisir
d'être ému soi-même un instant par le
reflet de l'émotion des autres. Mais un
sot, piqué de vous voir parler tout seul,
peut inventer un mot plaisant qui vient
salir vos souvenirs. De là peut-être cette
pudeur de la vraie passion que les
âmes communes oublient d'imiter quand
elles jouent la passion.
Le sabre tue l'esprit.
Suivant moi, la liberté détruit en
moins de cent ans le sentiment des arts.
Aujourd'hui rien n'est plus malheu-
reux pour une religion ou pour un
système que d'être protégé par le gen-
darme.
Voulez-vous avoir de l'esprit (apprenez
tous les esprits appris, pratiquez-les
pour avoir le droit de les mépriser)
IMPRESSIONS 25
travaillez votre caractère et dites, dans
chaque occasion, ce que vous penserez.
J'aime beaucoup les recueils de pen-
sées morales, même médiocres ; elles
me font faire une espèce d'examen de
conscience.
J'ai horreur de ce qui est sale, or le
peuple est toujours sale à mes yeux. II
n'y a qu'une exception pour Rome, mais
là la saleté est cachée par la beauté.
Je soutenais hier un grand principe
qui a généralement scandalisé, je puis
m'en vanter : c'est que, dès qu'on
connaît quelqu'un pour ennuyeux, il
faut se brouiller avec lui ; que par ce
moyen, au bout de dix ans, on se trou-
verait la société la plus agréable pos-
sible.
Rien ne me semble bête au monde
comme la gravité.
3
LE FÉiMlNISTE
Une femme de trente ans, en France
n'a pas les connaissances acquises d'un
petit garçon de quinze ans ; une femme
de cinquante, la raison d'un homme de
vingt-cinq.
Si nous l'osions, nous donnerions aux
jeunes filles une éducation d'esclave, la
preuve en est qu'elles ne savent d'utile
que ce que nous ne voulons pas leur
apprendre.
Je soutiens qu'on doit parler de
l'amour à des jeunes filles bien élevées,
28 PENSÉES
Une femme de quarante-cinq ans n'a
d'importance que par ses enfants et par
son amant.
Toutes nos idées sur les femmes nous
viennent en France du catéchisme de
trois sous.
La femme la plus parfaite, suivant les
idées de Féducation actuelle, laisse son
partenaire isolé dans les dangers de la
vie, et bientôt court risque de l'ennuyer.
La fidélité des femmes dans le ma-
riage, lorsqu'il n'y a pas d'amour, est
probablement une chose contre nature.
Il y a peut-être cinquante mille fem-
mes en France qui, par leur fortune,
sont dispensées de tout travail. Mais
sans travail il n'y a pas de bonheur.
(Les passions forcent elles-mêmes à des
travaux et à des travaux fort rudes, qui
emploient toute l'activité de l'âme).
IMPRESSIONS 29
Le plaisant de réducatioii actuelle,
c'est qu'on n'apprend rien aux jeunes
filles qu'elles ne doivent oublier bien
vite dés qu'elles seront mariées.
L'éducation actuelle des femmes étant
peut-être la plus plaisante absurdité
de l'Europe moderne, moins elles ont
d'éducation proprement dite, plus elles
valent.
La pire de toutes les duperies où
puisse mener la connaissance des fem-
mes est de n'aimer jamais, de peur d'être
trompé.
Les femmes sont toutes comme des
romans, intéressantes jusqu'au dénoue-
ment, et, deux jours après, on s'étonne
d'avoir pu être intéressé par des choses
si communes.
Une femme d'esprit mesure sa résis-
tance au degré de désœuvrement de son
amant.
30 PENSÉES
Ce qui vieillit le plus les femmes de
trente ans, ce sont les passions humaines
qui se peignent sur leurs figures.
Si les femmes amoureuses de Tamour
vieillissent moins, c'est que ce senti-
ment dominant les préserve de la haiiie
impuissante.
C'est à coups de mépris public qu'un
mari tue sa femme au xix* siècle ; c'est
en lui fermant tous les salons.
Il est peut-être beaucoup plus contre
la pudeur de se mettre au lit avec un
homme qu'on n'a vu que deux fois, après
trois mots latins dits à l'église, que
céder malgré soi à un homme qu'où
adore depuis deux ans.
Les femmes honnêtes aussi coquines
que les coquines.
La pudeur donne des plaisirs bien
flatteurs à l'amant : elle lui fait sentir
quelles lois l'on transgresse pour lui.
IMPRESSIONS 31
La seule chose que je voie à blâmer
dans la pudeur, c'est de conduire à
rhabitude de mentir ; c'est le seul
avantage que les femmes faciles aient
sur les femmes tendres.
L'empire de la pudeur est tel qu'une
femme tendre arrive à se trahir envers
son amant plutôt par des faits que par
des paroles.
La pudeur des femmes en Angleterre,
c'est l'orgueil de leur maii.
Ce qui avilit les femmes galantes, c'est
l'idée qu'elles ont et qu'on a qu'elles
commettent une grande faute.
En France, les filles peuvent donner
à beaucoup d'hommes autant de bon-
heur que les femmes honnêtes, c'est-à-
dire du bonheur sans amour, et il y
a toujours une chose qu'un Français
respecte plus que sa maîtresse ; c'est sa
vanité.
32 PENSÉES
Une femme n'est puissante que par le
degré de malheur dont elle peut punir
son amant ; or, quand on n'a que de la
vanité, toute femme est utile, aucune
n'est nécessaire.
Sans les nuances, avoir une femme
qu'on adore ne serait pas un bonheur
et même serait impossible.
L'empire des femmes est beaucoup
trop grand en France, Tempire de la
femme beaucoup trop restreint.
Tout homme qui conte clairement et
avec feu des choses nouvelles est sûr de
plaire aux femmes d'Italie. Peu importe
qu'il fasse rire ou pleurer ; pourvu
qu'il agisse fortement sur les cœurs, il
est aimable.
Une jeune femme se persuade bien
mieux qu'elle est aim.ée par ce qu'elle
devine que par ce qu'on lui dit.
IMPRESSIONS 33
Amusez une femme et vous l'aurez.
Une femme est sans cesse agitée par
le désir de plaire et la crainte du
déshonneur.
C'est une mauvaise société pour une
jeune femme que la société des autres
femmes.
Vimprévu, produit par la sensibilité,
est l'horreur des grandes dames ; c'est
l'antipode des convenances.
Le fluide nerveux, chez les hommes,
s'use par la cervelle, et, chez les femmes,
par le cœur ; c'est pour cela qu'elles
sont plus sensibles.
Ce qui fait que les femmes, quand
elles se font auteurs, atteignent bien
rarement au sublime, ce qui donne de
la grâce à leurs moindres billets, c'est
34 PENSÉES
que jamais elles n'osent être franches
qu'à demi : être franches serait pour
elles comme sortir sans fichu.
Vue femme croit entendre la voix du
public dans le premier sot ou la pre-
mière amie perfide qui se déclare auprès
d'elle l'interprète fidèle du public.
Le tempérament bilieux, quand il n'a
pas des formes trop repoussantes, est
peut-être celui de tous qui est le plus
propre à frapper et à nouriir Timagi-
nation des femmes... C'est pour elles le
contraire du prosaïque.
La source la plus respectable de
Vorgueil féminin, c'est la crainte de se
dégrader aux yeux de son amant par
quelque démarche précipitée ou par
quelque action qui peut lui sembler peu
féminine.
IMPRESSIONS 35
Les enfants commandent par les lar-
mes, et quand on ne les écoute pas, ils
se font mal exprés. Les jeunes femmes
se piquent d'amour-propre.
Les femmes douées d'une certaine
élévation d'àme qui, après leur première
jeunesse, savent voir l'amour où il est,
et quel est cet amour, échappent, en
général, aux don Juan qui ont pour
eux -plutôt le nombre que la qualité
des conquêtes.
On convient qu'une petite fille de dix
ans a vingt fois plus de finesse qu'un
polisson du même âge : pourquoi, à
vingt ans, est-elle une grande idiote,
gauche, timide, et ayant peur d'une
araignée, et le polisson un homme
d'esprit ?
L'AMANT
Aimer, c'est avoir du plaisir à voir,
toucher, sentir par tous les sens, et
d'aussi près que possible, un objet ai-
mable et qui nous aime.
Dans l'amour-goût et peut-être dans
les cinq premières minutes de l'amour-
passion, une femme, en prenant un
amant, tient plus de compte de la ma-
nière dont les autres femmes voient cet
homme que de la manière dont elle le
voit elle-même.
38 PENSÉES
■
L'amour-sensation est comme la gloire
à l'armée : il n'y a qu'un moment pour
le saisir.
Qu'est-ce que la beauté ? C'est une
nouvelle aptitude à vous donner du
plaisir.
Du moment qu'il aime, l'homme le
plus sage ne voit aucun objet tel qu'il
est.
La vue de tout ce qui est .^extrême-
ment beau, dans la nature et dans les
arts, rappelle le souvenir de ce qu'on
aime avec la rapidité de l'éclair. C'est
ainsi que l'amour du beau et l'amour se
donnent mutuellement la vie.
Rappelons-nous. que là beauté est l'ex-
pression du caractère, ou, autrement
dit, des habitudes morales, et qu'elle
est par conséquent exempte de toute
passion. Or c'est de la passion qu'il
nous faut.
IMPRESSIONS 39
L'air brillant de la beauté déplaît
presque dans ce qu'on aime; on n'a
que faire de la voir belle, on la vou-
drait tendre et languissante.
Peut-être que les hommes qui ne sont
pas susceptibles d'éprouver l'amour-
passion sont ceux qui sentent le plus
-vivement l'effet de la beauté ; c'est du
moins l'impression la plus forte qu'ils
puissent recevoir des femmes.
Si Ton est sûr de l'amour d'une
femme, on examine si elle est plus ou
moins belle ; si l'on doute de son cœur,
on n'a pas le temps de songer à sa
figure.
Ce que j'appelle cristallisation, c'est
l'opération de l'esprit qui tire de tout
ce qui se présente la découverte que
l'objet aimé a de nouvelles perfections.
Un homme passionné voit toutes les
perfections dans ce qu'il aime ; cepen-
dant l'attention peut encore être dis-
40 PENSÉES
traite, car l'âme se rassasie de tout ce
qui est uniforme, môme du l^onheur
parfait.
Les âmes très tendres ont besoin de
la facilité chez une femme pour encou-
rager la cristallisation.
Le moment le plus déchirant de
l'amour jeune encore est celui où il
s'aperçoit qu'il a fait un faux raisonne-
ment et qu'il faut détruire tout un pan
de cristallisation. On entre en doute de
la cristallisation elle-même.
Dans le cas d'iimour empêché par
victoire trop prompte, j'ai vu la cristal-
lisation chez les caractères tendres cher-
cher à se former après. Elle dit en riant:
a Non, je ne t'aime pas. »
L'amour est comme la fièvre, il naît
et s'éteint sans que la volonté y ait la
moindre part.
IMPRESSIONS 41
Une marque que l'amour vient de
naître, c'est que tous les plaisirs et
toutes les peines que peuvent donner
toutes les autres passions et tous les
autres besoins de l'homme cessent à
l'instant de l'affecter.
Les femmes extrêmement belles éton-
nent moins le second jour. C'est un
grand malheur, cela décourage la cris-
lailisation. Leur mérite étant visible à
tous et formant décoration, elles doi-
vent compter plus de sots dans la liste
de leurs amants, des princes, des mil-
lionnaires, etc.
L'amour aime, à la première vue,
une physionomie qui indique à la fois
dans un homme quelque chose à res-
pecter et à plaindre.
Bien ne facilite les coups de foudre
comme les louanges données d'avance
et par des femmes à la personne qui
doit en être l'objet.
42 PENSÉES
L'amour est le miracle de la civilisa-
lion. Et la pudeur prête à l'amour le
secours de l'imagination, c'est lui don-
ner la vie.
Le plus grand bonheur que puisse
donner l'amour, c'est le premier serre-
ment de main d'une femme qu'on aime.
Ne pas aimer, quand on a reçu du
ciel une âme faite pour l'amour, c'est
se priver soi et autrui d'un grand
bonheur.
Le véritable amour rend la pensée de
la mort fréquente, aisée, sans terreurs,
un simple objet de comparaison, le prix
qu'on donnerait pour bien des choses.
Les gens heureux en amour ont l'air
profondément attentif, ce qui, pour un
Français, veut dire profondément triste.
Les plaisirs de l'amour sont toujours
en proportion de la crainte.
IMPRESSIONS 43
Rien n'ennuie l'amour-goût comme
l'amour-passion dans son partner.
L'amour-goùt s'enflamme et l'amour-
passion se refroidit par les confidences.
Rien d'intéressant comme la passion,
c'est que tout y est imprévu et que
l'argent y est victime. Rien de plat
comme l'amour-goût, où tout est calcul
comme dans toutes les prosaïques affai-
res de la vie.
L'amour de tête a plus d'esprit sans
doute que l'amour vrai, mais il n'a
que des instants d'enthousiasme ; il se
connaît trop, il se juge sans cesse ; loin
d'égarer la pensée, il n'est bâti qu'à
force de pensées.
A l'égard d'un rival, il n'y a pas de
milieu : il faut ou plaisanter avec lui de
la manière la plus dégagée qu'il se
pourra, ou lui faire peur.
44 PENSÉES
Plus il entre de plaisir physique dans
la base d'un amour, dans ce qui autre-
fois délermina Fintimité, plus il est
sujet à rinconstance et surtout à l'infi-
délité.
L'amour de deux personnes qui s'ai-
ment n'est presque jamais le même.
Se réconcilier avec une maîtresse
adorée qui vous a fait une infidélité,
c'est se donner à défaire â coups de
poignard une cristallisation sans cesse
renaissante.
Chez les femmes, la jalousie doit être
un mal encore plus abominable, s'il se
peut, que chez les hommes. C'est tou)
ce que le cœur humain peut supporter
de rage impuissante et de mépris de
soi-même sans se briser.
La différence de l'infidéliLé dans les
deux sexes est si réelle qu'une femme
IMPRESSIONS 45
passionnée peut pardonner une infidé-
lité, ce qui est impossible à un homme.
La cristallisation ne peut pas être
excitée par des hommes-copies, et les
rivaux les plus dangereux sont les plus
différents.
J'ai vu un homme découvrir que son
rival était aimé, et celui-ci ne pas le
voir à cause de sa passion.
Souvent nous applaudissons de nous
voir sacrifier un rival, et nous ne som-
mes que les instruments d'un effet qu'on
veut produire dans le cœur'de ce même
rival.
Le naturel parfait et l'intimité ne
peuvent avoir lieu que dans l'amour-
passion, car dans tous les autres l'on
sent la possibilité d'un rivai favorisé.
46 PENSÉES
Il ne peut pas y avoir d'ingratitude
en amour ; le plaisir actuel paye tou-
jours et au-delà les sacrifices les plus
grands en apparence.
Il y a un plaisir délicieux à serrer
dans ses bras une femme qui vous a
fait beaucoup de mal, qui a été votre
cruelle ennemie pendant longtemps et
qui est prête à l'être encore. Bonheur
des officiers français en Espagne, 1812.
Plus un homme est éperdument amou-
reux, plus grande est la violence qu'il
est obligé de se faire pour oser risquer
de fâcher la femme qu'il aime et lui
pendre la main.
A Paris, le véritable amour ne des-
cend guère plus bas que le cinquième
étage, d'où quelquefois il se jette par la
fenêtre.
Il y avait trop peu de sûreté dans
l'antiquité pour qu'on eût le loisir
d'avoir un amour-pasûion.
IMPRESSIONS 47
Le mari d'une jeune femme qui est
adorée par son amant (ju'elle traite mal
et auquel elle permet à peine de lui
baiser la main, n'a tout au plus que le
plaisir physique le plus grossier, là où
le premier trouverait les délices et les
transports du bonheur le plus vif qui
existe sur cette terre.
Le premier amour d'un jeune homme
qui entre dans le monde est ordinaire-
ment un amour ambitieux... C'est au
déclin de la vie qu'on en revient triste-
ment à aimer le simple et l'innocent,
désespérant du sublime. Entre les deux
se place l'amour véritable qui ne pense
à rien qu'à soi-même.
En amour, quand on divise de l'argent,
on augmente l'amour ; quand on en
donne, on hie l'amour.
Les femmes françaises n'ayant jamais
vu le bonheur des passions vraies sont
48 PENSÉES
peu difticilos sur le bonheur intérieur
de leur ménage et le tous les jours de
la vie.
L'image du premier amour est la plus
généralement touchante ; pourquoi ?
C'est qu'il est presque le même dans
tous les pays, dans tous les caractères.
Donc ce premier amour n'est pas le
plus passionné.
L'amour est la seule passion qui se
paye d'une monnaie qu'elle fabrique
elle-même.
Qu'est-ce que la galanterie ? C'est le
mensonge perpétuel de ce qu'on ne peut
faire que rarement.
Opinion publique en 1822. Un homme
de trente ans séduit une jeune personne
de quinze ans, c'est la jeune personne
qui est déshonorée.
iMrhK^siONs 49
Quand on vient de voir la femme
qu'on aime, la vue de toute autre femme
gâte la vue, fait pliysiquement mal aux
yeux; j'en vois le pourquoi.
Etrange elfet du mariage tel que Ta
fait le XIX' siècle! L'ennui de la vie ma-
trimoniale fait périr l'amour sûrement,
(juand l'amour a précédé le mariage.
Et cependant, disait un philosophe, il
amène bientôt chez les jeunes gens
assez riches pour ne pas travailler,
l'ennui profond de toutes les jouis-
sances tranquilles. Et ce n'est que les
âmes sèches, parmi les femmes, qu'il ne
prédispose pas à l'amour.
Quand l'amour existe vraiment dans
le mariage, c'est un incendie qui
s'éteint, et qui s'éteint d'autant plus
lentement qu'il était plus allumé.
La beauté est une promesse de bon-
heur.
LE PSYCHOLOGUE
Un être humain ne me parait jamais
que le résultat de ce que les lois ont mis
clans sa tête, et le climat dans son cœur.
Un homme âgé et sans gloire est trop
heureux de pouvoir faire du mal à un
jeune lionune qui a fait plus que lui.
Les convenances sont comme des lois
destinées pour les gens médiocres et
par des gens médiocres.
52 PENSÉES
La convenance exacte, c'est la pensée
continue du convenable, Tabsence com-
plète de rindividualité.
Plus un homme est sot, plus il est de
niveau avec le monde.
Quand tu verras un homme qui ne
désire plus rien vivement, sois sur que
la fortune ou la gloire de cet homme ne
croîtra plus.
Le grand homme est comme l'aigle,
plus il s'élève, moins il est visible, et il
est puni de sa grandeur par la solitude
de l'àme.
La plupart des hommes ont un mo-
ment dans leur vie où ils peuvent faire
de grandes choses, c'est celui où rien
ne leur semble impossible
Pour un homme bien né, être gros-
sier c'est comme parler une langue
IMPRESSIONS 53
étrangère qu'il a fallu apprendre et
qn'on ne parle jamais avec aisance.
Que de gens haut placés parlent cette
langue aujourd'hui avec une rare laci-
lité!
En général, Vhomme bon, c'est Thomme
heureux, et le bonheur n'est pas de
posséder, mais de réussir.
On admire la supériorité d'autrui
dans un genre dont on conteste la
supériorité ; mais vouloir faire sincère-
ment reconnaître à un être humain la
supériorité d'un autre dans un genre
dont il ne puisse contester la supi-éme
utilité, c'est lui demander de cesser
d'être soi-même, ce que personne ne
peut demander à personne.
On rit, par une jouissance d'amour-
propre, à la vue subite de quelque
perfection que la faiblesse d'autrui nous
fait voir en nous.
54 PENSÉES
La politesse et la civilisation élèvent
tous les hommes à la médiocrité, mais
gâtent et ravalent ceux qui seraient
excellents.
Il faut une certaine force d ame dans
un homme pour qu'il puisse considérer
ce qui nuit ou sert à son bonheur sans
que l'extrême intérêt qu'il prend au
sujet dont on discute ne lui fasse venir
les larmes aux yeux et ne trouble ainsi
sa vue.
Un homme, dans les transports de la
passion, ne distingue pas les nuances et
n'arrive jamais aux conséquences immé-
diates.
Vouloir, c'est avoir le courage de
s'exposer à un inconvénient.
Dans nos mœurs, c'est l'esprit accom-
pagné d'un degré de force très ordinaire
qui est la force. Encore même notre
IMPRESSIONS 55
force, grâce à la nature de nos armes,
n'est plus une qualité physique, c'est du
courage.
Les conseils de la vieillesse éclairent
sans réchauffer, comme le soleil d'hiver.
On n'est pas né pour la gloire lors-
qu'on ne connaît pas le prix du temps.
Rien n'annonce le génie, peut-être
l'opiniâtreté serait-elle un signe.
On cherche à adoucir ce qu'on dit à
rhomme qu'on n'aime pas et à aggraver
ce qu'on dit à l'homme qu'on aime.
C'est qu'on sent qu'on a de quoi le
dédommager.
Les caractères qui ont le malheur
d'èlre au-dessus des misères qui font
l'occupation de la plupart des hommes
n'en sont que plus disposés à s'occuper
uniquement des choses qui, une fois,
ont pu parvenir à les toucher.
56 PENSÉES
On n'a point généralement une idée
juste des sacrifices que font faire les
grandes passions. S'il en est des autres
comme de l'amour, ceux qui les font ne
les sentent pas.
La tristesse lorsqu'on connaît le
monde, prouve qu'on a des passions
que l'impossibilité de les satisfaire n'a
pas encore pu guérir. La tristesse de qui
ne connaît pas le monde prouve la
lâcheté qui désespère de réussir.
On acquiert un grand esprit, non pas
en apprenant beaucoup par cœur, mais
en comparant beaucoup les choses qu'on
voit; il faut beaucoup méditer, et,
quoiqu'on voie, tâcher d'en savoir la
cause.
La marche ordinaire du xixe siècle
est que, quand un être puissant et noble
rencontre un homme de cœur, il le tue,
l'exile, l'emprisonne ou l'humilie telle-
ment que Tautre a la sottise d'en mourir
de douleur.
IMPRESSIONS 57
Malheur à l'homme d'étude qui n'est
d'aucune coterie, on lui reprochera
jusqu'à de petits succès fort incertains,
et la haute vertu triomphera en le
volant.
Les gens un peu délicats ont ce mal-
heur bien grand au xixc siècle : quand
ils aperçoivent de l'exagération, leur
âme n'est plus disposée qu'à inventer
de l'ironie.
L'amour exclusif de l'argent est, selon
moi, ce qui gâte le plus la figure hu-
maine. La bouche surtout, exempte de
toute sympathie chez les gens à argent,
est souvent d'une atroce laideur.
Hélas ! toute science ressemble en un
point de la vieillesse dont le pire symp-
tôme est la science de la vie qui empêche
de se passionner et de faire des folies
pour rien.
58 PENSÉES
Une collection de baïonnettes ou de
gnillotines ne peut pas plus arrêter une
opinion qu'une collection de iouis ne
peut arrêter la goutte.
Les gens riches sont bien injustes et
bien comiques lorsqu'ils se font juges
dédaigneux de tous les péchés et crimes
commis pour de l'argent.
Plus on plaît généralement, moins on
plaît profondément.
Avoir le caractère solide, c'est avoir
une longue et ferme expérience des
mécomptes et des malheurs de la vie.
Alors l'on désire constamment ou Ton
ne désire pas du tout.
Une résolution forte change sur le
champ le plus extrême malheur en un
état supportable.
IMPRESSIONiS 59
C'est l'école du malheur qui manque
souvent au mérite des jeunes gens faits
pour être les plus aimables.
Le degré de bonheur dont on est
susceptible se mesure sur le degré de
force des passions.
Le seul danger des âmes grandes est
de prendre des secs pour leurs égales,
et de se mettre à les aimer comme elles
savent aimer ; alors que de douleurs !
Ce qui fait les âmes élevées, c'est leur
propre sensibilité, c'est l'ennui intérieur,
allié naturel de tous les sots qui l'atta-
quent ; c'est cet allié qui leur donne
trop souvent la victoire.
Une âme élevée se met bien au-dessus
de certaines choses que le monde dis-
penes ; mais elle a souvent la faiblesse
éO PENSÉES
de laisser apercevoir qu'elle prise cer-
taines choses desquelles, sans cela, le
monde n'eût pas songé à la priver.
Ce qui lie les amitiés dans le monde,
c'est la possibilité de se séparer à chaque
instant; un ami sent la possibilité de ne
plus voir son ami.
LE COSMOPOLITE
On est bien autrement convaincu de
ce qu'on a vu que de ce qu'on a lu.
Tout se fait par mode en France,
même les déclarations du jury.
A tout prendre, je préfère le provincial
ignorant des beautés de son pays au
provincial enthousiaste. Quand un ha-
bitant d'Avif^non me vante la fontaine
de Vaucluse, il me fait l'effet d'un indis-
cret qui vient me parler d'une femme
6
62
qui me plaît, et qui la loue en termes
pompeux précisément des beautés qu'elle
n'a pas et à l'absence desquelles je n'avais
jamais songé. Sa louange devient un
pamphlet ennemi.
La France est certainement le pays de
la terre où votre voisin vous fait le
moins de mal ; ce voisin ne vous de-
mande qu'une chose, c'est de lui témoi-
gner que vous le regardez comme le
premier homme du monde.
Le Français ne voit la bravoure que
sous l'air tambour-major.
L'Italien adore son Dieu par la même
fibre qui lui fait idolâtrer sa maîtresse
et aimer la musique. C'est que pour
lui il entre beaucoup de crainte dans
Vamoitr.
La tyrannie de l'opinion, et quelle
opinion ! est aussi bête dans les petites
villes de France qu'aux Etats-Unis
d'Amérique.
IMPRESSIONS 63
La patrie de Voltaire, de Molière et
de Courier est depuis longtemps la ville
de Tcsprit; mais le pays entre la Loire,
la Meuse et la mer ne peut sentir les
beaux-arts. Pourquoi ? Il aime le joli et
hait V énergie.
Les hommes de cette race [anglaise]
ne sentent la vie que lorsqu'ils se met-
tent en colère... C'est avoir un obstacle
à surmonter qu'il leur faut.
L'esprit et le génie perdent vingt-cinq
liour cent de leur valeui' en abordant
en Angleterre.
La civilisation étiole les Ames. Ce qui
frappe surtout, lorsqu'on revient de
Rome à Paris, c'est l'extrême politesse
et les yeux éteints de toutes les per-
sonnes qu'on rencontre.
lj\'nvie me parait être le plus grand
obstacle au bonheur des Français.
64 PENSÉES
Un beau climat est le trésor du pauvre
qui a de l'âme.
Point de grâces et beaucoup d'affec-
tation, pas l'ombre du naturel : voilà ce
qui fait d'un fort Allemand un des êtres
les plus ridicules qu'on puisse rencon-
trer.
Les Anglais, en général, ne peuvent
pas avoir d'esprit.
Chez une nation où la vanité est la
passion dominante, un mot spirituel
pare à tout.
En France, nous confondons Vair
grand avec l'air grand seigneur; c'est à
peu près le contraire. L'un vient de
l'habitude des grandes pensées, l'autre
de rhabitude des pensées qui occupent
les gens de haute naissance,
IMPRESSIONS 65
Un provincial est toujours un peu
moins arriéré et un peu moins envieux
au moment où il vient de lire un journal ;
c'est le contraiie du Parisien que le
journal hébété.
J'ai une inclination naturelle pour la
nation espagnole. Ces gens-là se battent
depuis vingt-cinq ans pour obtenir une
certaine chose qu'ils désirent. Ils ne se
battent pas savamment ; un dixième
seulement de la nation se bat ; mais,
enfin, ce dixième se bat, non pour
un salaire, mais pour obtenir un avan-
tage moral.
Ce qui me charme dans les Espagnols,
c'est l'absence complète de cette hypo-
crisie qui n'abandonne jamais l'homme
comme il faut de Paris. Les Espagnols
sont tout à leur sensation actuelle. De
là les folies qu'ils font par amour, et leur
profond mépris pour la société française
basée sur des mariages conclus par des
notaires.
66 PENSÉES
Eli Angleterre, la mode est un devoir;
à Paris, c'est un plaisir.
Je pense que les hommes de mérite
de l'an 1850 seront pris pour la plupart
loin de Paris. Pour faire un homme
distin-rué, il faut à vingt ans cette cha-
leur d'àme, cette duperie, si Ton veut,
que Ton ne rencontre guère qu'en pro-
vince ; il faut aussi cette institution
Iihilcsophique et dégagée de toute faus-
seté que l'on ne rencontre que dans les
bons collèges de Paris.
Il ne faut jamais demander de l'hé-
roïsme à un gouvernement.
Quoi qu'on en dise, le Français, sur-
tout en province, n'a imllement le
saitiment des arts ; je me hâte d'ajouter
qu'il a celui de la bravoure^ de V esprit
et (\u comique.
IMPRESSIONS 67
La bravoure tient proliahleoient à la
vanité et au plaisir de faire parier de
sol; combien ne voit-on pas de maré-
chaux de France sortis de la Gascogne !
La cause du mauvais goût chez les
Français, c'est l'engouement. Ce qui
tient à une autre circonstance plus fâ-
cheuse, le manque absolu de caractère.
En Angleterre, l'aristocratie méprise
les lettres. A Paris, c'est un chose trop
importante. Il est impossible pour des
Français habitant Paris de dire la
vérité sur les ouvrages d'autres Français
habitant Paris.
Dans le malheur, le Français le plus
brave perd la netteté de son esprit; ce
courage qui ne consiste pas uniquement
à se faire tuer lui manque net.
Le climat ou le tempérament fait la
force du ressort. L'éducation ou les
mœurs, le sens dans lequel ce ressort
est employé.
68 PENSÉES
En France, où le caractère manque,
c'est aux galères que se trouve la
réunion des hommes les plus singuliers.
Ils ont la grande qualité qui manque à
leurs concitoyens, la force du caractère.
Le peuple italien est moins éloigné
que nous des grandes actions : il prend
quelque chose au sérieux. En France, dès
qu'on a expliqué avec esprit lepourquoi
d'une bassesse, elle est oubliée.
Quand on veut savoir l'histoire, il faut
avoir le courage de la regarder en face.
La vérité triste et crue sur beaucoup
de choses ne se rencontre à Paris que
dans la conversation de quelque vieil
avoué d'humeur acariâtre. Tout le reste
de la société se plaît à jeter un voile
sur le vilain côté de la vie. L'excès du
déguisement devient quelquefois ridi-
cule parmi les gens qui ont eu le malheur
de naître très nobles et très riches ; mais
IMPRESSIONS 69
en général cette manière de représenter
la vie fait le charme de la société fran-
çaise.
Toute vraie passion ne songe qu'à
elle. C'est pourquoi, ce me semble, les
passions sont ridicules à Paris où le
voisin prétend toujours qu'on pense
beaucoup à lui.
En France il n'y a point de vérités :
il n'y a que des modes ; il est donc par-
faitement inutile de démontrer qu'il est
utile de faire telle ou telle chose.
Les villes de province haïssent Paris
et l'imitent ; il est plaisant de voir ces
deux dispositions se succéder tous les
quarts d'heure dans l'âme d'un pro-
vincial.
Le gouvernement anglais est le seul
en Europe qui me paraisse valoir la
peine d'être étudié. Partout ailleurs,
70 PENSÉES
c'est un despote, boniiomnie au fond,
mais timide et trompé à plaisir par des
nobles ou des généraux remplis de
haine, mais plus ou moins imbéciles.
La fortune d'un certain lieutenant
d'artillerie a rendu fous tous les Français
pour un demi siècle au moins.
A vrai dire il n'y a plus de tournure
d'état en France. Le seul état qui gâte
encore un peu son homme, c'est celui
de pa\ant... A cette exception prés,
chacun est affecté en raison directe de
son peu d'esprit et de la masse d'argent
et d'importance sociale qu'il possède.
C'est par suite d"nne erreur d'optique
que les patois semblent plus naïfs et
plus aimables que les langues employées
pour les choses tj'istes et raisonnables
de la vie. Si l'on ne pouvait parler aux
femmes qu'une certaine langue, fût-ce
l'allemand de Vienne, cette langue nous
senililerait blcnlÔL l'emporLer en grâce
sur toutes les autres.
IMPRESSIONS 71
Les femmes italiennes ont du carac-
tère contre tous les accidents de la vie,
excepté contre la plaisanterie qui leur
semble toujours une atrocité.
Si le provijicial est excessivement ti-
mide, c'est qu'il est excessivement pré-
tentieux; il croit que l'homme qui passe
à vingt pas de kii sur la route n'est
occupé qu'à le regarder ; et si cet
homme rit par hasard, il lui voue une
haine éternelle.
On ne sait rien faire bien en province,
pas même mourir.
11 n\v a pas d'opinion publique à Paris
sur les clioses contemporaines ; il n'y a
qu'une suite d'engouements se détrui-
sant l'un l'autre, comme une onde de
la mer effaçant l'onde qui la précédait.
Tout ce qui est profond n'est ni compris
ni admiré en France : Napoléon le savait
72 PENSÉES
bien ; de là ses affectations, ses airs
de comédie qui l'eussent perdu auprès
d'un public italien.
De la nécessité politique du journal
dans les grandes villes naît la triste
nécessité du charlatanisme, seule et
unique religion du xix» siècle.
Le grand malheur de l'époque ac-
tuelle, c'est la colère et la haine impuis-
sante. Ces tristes sentiments éclipsent
la gaieté naturelle au tempérament
français.
Tôt ou tard, les provinciaux et les
étrangers s'apercevront que tous les
articles des journaux français sont dictés
par la camaraderie ; on ne lira plus les
jugements littéraires des journaux de
Paris, on ne leur demandera que ce
qu'ils peuvent seuls fournir au monde,
de Vesprit actuel et qu'il est impossible
de révoquer en doute.
IMPRESSIONS 73
A Paris, ce sont les notaires qui font
les mariages. Ce seul fait, qui, à la vé-
rité, est cruel, nous expose aux plai-
santeries de toute l'Europe et même à
quelque chose de plus.
L'essentiel pour faire la conquête
d'une Italienne, c'est d'avoir l'âme exal-
table. L'esprit français, qui prouve du
sang-froid, est un obstacle.
De nos jours on a trouvé le secret
d'être fort brave sans énergie ni carac-
tère. Personne ne sait vouloir ; notre
éducation nous désapprend cette grande
science. Les Anglais savent vouloir;
mais ce n'est pas sans peine qu'ils font
violence au génie de la civilisation
moderne ; leur vie en devient un effort
continu.
Un des caractères du siècle de la
Révolution (1789-1832) c'est qu'il n'y ait
point de grand succès sans un certain
degré d'impudeur et même de charla-
tanisme décidé.
74 PENSÉES
Les pauvres gens qui peuplent la
Trappe sont des malheureux qui n"ont
pas eu tout à fait assez de courage pour
se tuer. J'excepte toujours les chefs qui
ont le plaisir d'être chefs.
L'immense respect pour l'argent,
grand et preu>ier défaut de l'Anglais
et de l'Italien, est moins sensible en
France, et tout à fait réduit à de justes
bornes en Allemagne.
Les Romains paraissent méchants au
premier abord ; ils ne sont qu'extrême-
ment méfiants, et avec une imagination
qui s'enflamme à la plus légère appa-
rence. S'ils font des méchancetés gra-
tuites, c'est un homme rongé par la
peur, et qui cherche à se rassurer en
essayant son fusil.
Si je disais, comme je le crois, que la
bonté est le trait distinctif du caractère
des habitants de Paris, je craindrais
beaucoup de les offenser.
« Je ne veux pas être bon. »
IMPRESSIONS 75
Eli France, les hommes qui ont perdu
leur femme sont tristes ; les veuves, au
contraire, gaies et heureuses. Il y a un
proverbe parmi les femmes sur la félicité
de cet état. Il n'y a donc pas d'égalité
dans le contrat d'union.
Le ridicule effraye l'amour. Le ridi-
cule impossible en Italie, ce qui est de
bon ton à Venise est bizarre à Naples,
donc rien n'est bizarre. Ensuite rien de
ce qui fait plaisir n'est blâmé. Voilà qui
tue l'honneur bête, et une moitié de la
comédie.
En France, la province, pour tout ce
qui regarde les femmes, est à quarante
ans en arriére de L'aris... Mancjue de
naturel, grand défaut des femmes de
province... Celles qui jouent le premier
rôle dans leur ville, pires que les autres.
C'est un malheur d'avoir connu la
beauté italienne : on devient insensible.
76 PENSEES
Hors de Tltalie, on aime mieux la
conversation des hommes.
Aujourd'hui, j'estime Paris. J'avoue
que, pour le courage, il doit être placé
au premier rang, comme pour la cuisine,
comme pour Vesprit. Mais il ne m'en
séduit pas davantage pour cela. Il me
semble qu'il y a toujours de la comédie
dans sa vertu.
L'ARTISTE
Le caractère en peinture est comme
le chant en musique : on s'en souvient
toujours, et Ton ne se souvient que
de cela.
La beauté antique est l'expression
d'un caractère utile ; car, pour qu'un
caractère soit extrêmement utile, il faut
qu'il se trouve réuni à tous les avantages
physiques. Toute passion détruisant
l'habitude, toute passion nuit à la
beauté.
78 PENSÉES
Je suis facile de le dire : mais, pour
sentir ie beau antique, il faut être chaste.
Le beau idéal antique est un peu ré-
publicain (il annonce les mêmes vertus
que commande la république). Je me
hâte d'ajouter que, grâce à l'amabilité
de nos femmes, la république antique
ne peut pas être et ne sera jamais un
gouvernement moderne.
Le beau mioderne est fondé sur cette
dissemblance générale qui sépare la vie
de salon de la vie du forum.
Le public sent si bien, quoique si
confusément, l'existence du beau idéal
moderne qu'il a fait un mot pour lui,
Vélégance.
La bonne foi nuit peut-être à l'esprit,
mais je la crois indispensable pour
exceller dans les arts.
IMPRESSIONS 79
Ne trouvez-vous pas que le seul genre
golliique est en harmonie avec une
religion terrible qui dit au plus grand
nombre de ceux qui encrent dans ses
églises : Tu seras damné ?
Pour bien comprendre les tableaux
des grands maîtres, il faut se figu-
rer Tatmosphére morale au milieu de
laquelle vivaient Rapliaël, Micbol Ange,
Léonard de Vinci, le Titien, le Corrége.
Les yeux bordés de noir des têtes de
Raphaël qui leur donnent l'air d'avoir
passé la nuit avec leurs amants I
Le style en peinture est la manière
particulière à chacun de dire les mêmes
choses.
Voici la grande difficulté des arts et
de la littérature au xixe siècle : le
monde est rempli de personnages que
80 PENSÉES
leurs richesses appellent à acheter, mais
à qui la grossièreté de leur goût défend
^^ apprécier . Ces gens sont la pâture des
charlatans. Les succès qu'ils font étouf-
fent la réputation du peintre homme de
talent.
Croire sur parole est souvent commode
en politique ou en morale, mais dans
les arts c'est le grand chemin de l'ennui.
Les femmes ont une sympathie natu-
relle et que je croirais instinctive pour
les couleurs fraîches et brillantes; elles
ont besoin d'un acte de courage pour
regarder longtemps des couleui's ternies
par trois siècles d'existence et qui, pour
tout dire, ont un aspect sale.
Le vulgaire en France n'accorde le
nom de beau qu'à ce qui est féminin.
L'immense majorité des hommes n'a
pour les œuvres de génie qu'une estime
IMPRESSIONS 81
sur parole. La masse n'admire et ne
comprend que ce qui ne s'élève que de
peu au-dessus du niveau général.
C'est un grand malheur d'avoir vu de
trop bonne heure la beauté sublime.
Le premier degré du goût est d'exa-
gérer, pour les rendre sensibles, les
effets agréables de la nature. Plus tard,
on voit qu'exagérer les effets de la
nature, c'est perdre sa variété infinie
et ses contrastes, si beaux parce qu'ils
sont éternels, plus beaux encore parce
que les émotions les plus simples les
rappellent au cœur.
Les académies sont utiles pour con-
server les inventions du génie ; servent-
elles, dans leur état actuel, à encourager
le génie et à multiplier les inventions
de tout genre qui font la gloire et la
richesse d'une nation ? Nous ne le
croyons pas.
82 PENSÉES
Toute l'Europe, en se cotisant, ne
pourrait faire un seul de nos bons
volumes français : les Lettres Persanes,
par exemple.
PeuL-éLj*e Vesprit ne peut-il durer que
deux siècles. Un jour Eeaumai'chais sera
ennuyeux; Erasme et Lucien le sont
bien.
Il me semble que le lecteur est d'avis
que rien ne conduit aus.-i vite au bâille-
ment et à Vépiiîsement moral qi\e la vue
d'un fort beau paysage : c'est dans ce
cas que la colonne antique la plus insi-
gnifiante est d'un prix infini ; elle jette
l'àme dans un nouvel ordre de sen-
timent.
Les arts qui commencent à nous plaire
en peignant les jouissances des passions,
et, pour ainsi dire, par réflexion, comme
la lune éclaire, peuvent finir par nous
donner des jouissances plus fortes que
les passions.
IMPRESSIONS 83
Un roman est un miroir qui se pro-
mène sur une grande route.
Au XIX' siècle, la démocratie amène
nécessairement dans la littérature le
règne des gens médiocres, raisonnables,
bornés et plats, littérairement parlante
Il faut se posséder pour bien parler,
il faut peut-être posséder son âme, l'avoir
under standing pour telle passion à vo-
lonté pour bien écrire.
Le jour où Ton est ému n'est pas celui
où Ton remarque mieux les beautés et
les défauts.
Tout l'esprit fin est dans la connais-
sance de la liaison des idées : voyez
Figaro, le modèle de l'homme aimable
au xviiie siècle.
Un roman est comme un archet, la
caisse du violon qui rend les sons, c'est
l'âme du lecteur.
84 PENSÉES
Comment peindre les passions, si on
ne les connaît pas? Et comment trouver
le temps d'acquérir du talent, si on les
sent palpiter dans son cœur ?
Une chose fait naître le grand génie
c'est la mélancolie... Tous les grands
peintres sensibles ont ainsi commencé
par la mélancolie.
Le degré de ravissement où notre
âme est portée est l'unique thermomètre
de la beauté en musique, tandis que,
du plus grand sang-froid du monde, je
dis d'un tableau de Guide : « Cela est
(T de la première beauté I »
Mon thermomètre est ceci : quand
une musique me jette dans les hautes
pensées sur le sujet qui m'occupe, quel
qu'il soit, cette musique est excellente
pour moi.
Le romanticisme est l'art de présenter
aux peuples les œuvres littéraires qui,
IMPRESSIONS 85
dans l'état actuel de leurs habitudes et
de leurs croyances, sont susceptibles de
leur donner le plus de plaisir possible.
Le classicisme, au contraire, leur pré-
sente la littérature qui donnait le plus
grand plaisir possible à leurs arrières-
grands-pères.
Il faut du courage pour être roman-
tique, car il faut hasarder.
De mémoire d'historien, jamais peuple
n'a éprouvé dans ses mœurs et dans ses
plaisirs de changement plus rapide et
plus total que celui de 1780 à 1823; et
l'on veut nous donner toujours la même
littérature 1
Le style doit être comme un vernis
transparent : il ne doit pas altérer les
couleurs ou les faits et pensées sur
lesquels il est placé.
8
S6 PENSÉES
On dit qu'un homme a un Style lorsque,
rencontrant une phrase dans une ga-
zette, on peut dire qu'elle est de lai.
Aujourd'hui que nous avons tous ap-
pris à écrire correctement, un capitaine
à la demi solde ou un préfet destitué se
met à écrire pour occuper ses matinées.
Cette disposition est favorable aux let-
tres. Des gens qui ont agi mettront plus
de pensées en circulation que des gens
de lettres uniquement occupés pendant
leur jeunesse à peser un hémistiche de
Racine ou à rechercher la vraie mesure
d'un vers de Pindare.
L'invasion des idées //ftéra/^s va amener
une nouvelle littérature.
Le vers est destiné à rassembler en
un foyer, à force d'ellipses, d'inversions,
d'alliances de mots, etc.. (privilèges de
la poésie) les choses qui rendent frap-
pante une beauté de la nature.
IMPKESSIOKS 87
L'inversion est une grande concessîcn
en français, un immense privilège de la
poésie, dans cette langue amie de la
vérité et claire avant tout.
L'empire du rythme ou du vers ne
commence que là ou Finversion est
permise.
Pour le plaisir dramatique, ayant à
choisir entre deux excès, j'aimerais tou-
jours mieux une prose trop simple
comme celle de Sedaine ou de Goldoni
que des vers trop beaux.
La pensée ou le sentiment doit, avant
tout, être énoncé avec clarté dans le
genre dramatique, en cela roi)posé du
poème épique.
Dans les arts et dans toutes les actions
de riiomme qui admettent de l'origina-
lité, ou Ton est soi-même ou l'on n'est
rien.
88 PENSÉES
Il me semble qu'il faut du courage à
l'écrivain presque autant qu'au guer-
rier ; l'un ne doit pas plus songer aux
journalistes que l'autre à l'hôpital.
TABLE DES MATIERES
Introduction 5
Pensées et Impressions , 13
L'Egotiste 15
Le Féministe 27
L'Amant 37
Le Psychologue 51
Le Cosmopolite Gl
L'Artiste 77
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tion I vol.
Les Lézardes sur lu Maison i vol.
OuelquesSadences .... i vol.
Ce que j'ai vu à Rennes . . i vol.
La Vierge assassinée ... i vol.
De Hegel aux Cantines du Nord.
I vol.
Deux Méditations sur la Mort i vol.
Le Charme d'Athènes. . . i vol.
Quelques petites Ames d'ici et
d ailleurs i vol.
Au Poteau frontière . . i vol.
Heures de Corse . . ... i vol.
La Dernière Leçon de Léonard de
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